De l’apparente fragmentation, dans la plénitude indivise de l’Univers...
Par Ephéméride, samedi 11 août 2012 à 16:23 :: Paradigmes :: #23 :: rss
Pour un nouveau langage du flux universel…
La physique quantique-relativiste représente la voie la plus avancée pour comprendre, aussi bien la nature et les lois fondamentales de la matière que d’autres aspects de la réalité comme : l’énergie, le temps, l’espace et la causalité. Ne serait-ce que pour cette raison, on devrait attacher une influence primordiale aux idées de Bohm chaque fois qu’on essaye de développer une vision d’ensemble scientifique de l’Univers.
Quoi qu’il en soit, Bohm a poussé avec précisions et clarté ses spéculations loin au-delà des limites de la physique et son œuvre a des implications directes et de longue portée dans un vaste éventail de disciplines scientifiques. Pendant les trois cent dernières années, la science occidentale a été dominée par une conception mécaniste du monde connue sous le nom de «paradigme newtonien-cartésien». |
Les disciplines scientifiques, explorant les différents aspects de la réalité, ont dépeint l’Univers comme une gigantesque machine à existence indépendante qui peut s’expliquer dans son principe comme un immense système matériel gouverné par des chaînes de causes et d’effets ; dans ce contexte, on devrait pleinement comprendre le cosmos comme un assemblage complexe de «blocs de construction» fondamentaux, et de particules élémentaires inchangeables à interaction fixée par des lois éternelles. Les théories cosmo-génétiques classiques font remonter l’origine de l’Univers au «big bang» et son commencement à un point unique de l’espace.
La science traditionnelle occidentale voit l’histoire du développement de la matière dans lequel la vie, la conscience et l’intelligence créatrice représentent les sous-produits accidentels, dépourvus de sens, d’une matière basiquement passive et inerte. L’origine de la vie et de l’évolution des organismes vivants est alors considérée comme un produit des processus physiologiques dans le système matériel le plus complexe sur terre, à savoir le cerveau des êtres humains et des animaux les plus évolués. Parmi les présomptions fondamentales de la science mécaniste se trouve le point de vue selon lequel le processus de la perception sensorielle reflète la réalité objective et que la connaissance humaine en est la relation objective.
David Bohm offre une nouvelle vision globale du monde qui représente une révision radicale de l’image de l’Univers découlant de la science traditionnelle. Bien qu’inspiré à l’origine par les paradoxes de la physique quantique relativiste, son modèle offre de profondes implications concernant un vaste éventail de disciplines scientifiques comprenant la biologie, la recherche sur le cerveau, la psychologie, la psychiatrie, la linguistique, la sociologie, la science politique, l’économie et l’écologie.
Ce modèle propose également un grand intérêt pour la compréhension de l’art puisqu’il offre des plongées fascinantes dans la dynamique du processus créatif et dans la religion comparée en tant que pont prometteur entre la science et les grandes traditions spirituelles du monde.
Suivant Bohm, le monde matériel, tel que nous le percevons à travers nos sens et avec l’aide d’instruments variés qui étendent la portée de nos organes sensoriels, est seulement un aspect de la réalité qu’il appelle l’ordre déplié ou développé. La matrice qui le génère, c’est-à-dire l’ordre implié ou inveloppé, n’est pas normalement accessible aux sens ni à l’investigation scientifique directe ; en plus Bohm insiste sur la nature dynamique et le flux continu de l’Univers. A la fois la mécanique quantique et la théorie de la relativité impliquent clairement que la relativité doit être comprise, non comme un assemblage d’objets ou entités séparées, mais comme un processus de plénitude indivise en état de flux et de changement constant.
N’importe quel évènement, objet ou entité, observable et descriptible, quel qu’il soit, est abs-trait, d’un flux uni, indéfinissable et inconnu, le holomouvement. L’ensemble complet des lois gouvernant le holomouvement n’est pas seulement inconnu mais restera peut-être inconnaissable ; quoi qu’il en soit, il est possible de dériver à partir de cet ensemble des sub-totalités relativement indépendantes qui, jouissant d’une empreinte périodique, ont une certaine stabilité comparable à un tourbillon ou onde permanente sur un courant ; l’Univers est un tout infrangible où chaque élément interagit avec les autres et s’y intègre d’une façon qui ressemble plus aux organes d’un organisme vivant qu’aux parties d’une machine.
Beaucoup des principes de la pensée holonomique peuvent être illustrés en utilisant, comme unique outil conceptuel, le stockage et la distribution de l’information dans un hologramme optique. Dans un hologramme, l’information est distribuée à chacune des parties de telle façon que l’objet entier est comme «plié» dans la substance de chacune de ses régions. On peut couper l’hologramme en de nombreux morceaux et encore retirer, de chacun des fragments, l’information sur l’objet entier. Quoi qu’il en soit, en dépit de ses fascinantes propriétés, l’hologramme optique est un modèle grossier pour le holomouvement de Bohm ; il ne représente qu’un enregistrement statique d’un mouvement complexe de vagues omniprésentes qui, en principe, enveloppent l’univers entier de temps et d’espace dans chacune de ses régions.
Le modèle de Bohm introduit aussi un changement radical dans la compréhension de l’espace et du temps. Contrairement à ce qui se produit dans la physique classique, l’espace n’est pas vide dans la théorie du holomouvement ; ce que nous percevons à travers nos sens comme du vide est en réalité un plein, il contient une quantité énorme d’énergie. Selon les calculs de Bohm, chaque centimètre cube d’espace vide contient plus d’énergie que ce qu’on pourrait trouver dans toute la matière de l’Univers connu. L’Univers entier, tel que nous le connaissons, n’est qu’une simple petite trace d’excitation quantifiée en forme de vague, une ride dans cet immense océan d’énergie cosmique. C’est cet arrière-plan énergétique caché qui engendre les projections tridimensionnelles constituant le monde phénoménal que nous percevons dans notre vie de tous les jours.
Quant au temps, qui dans notre expérience quotidienne et dans la physique classique a été considéré comme un ordre primaire indépendant et universel, il est dans le système de Bohm vu comme une dérivation émanant de la base dimensionnellement supérieure du holomouvement ; beaucoup d’ordres temporels interreliés peuvent être dérivés pour différents ensembles d’évènement correspondant à un système matériel se déplaçant à différentes vitesses. Tous dépendent d’une réalité multidimensionnelle qui ne peut pas être complètement comprise dans les termes d’un ordre spécifique ou d’un ensemble d’ordres.
Dans certains cas limites, l’ordre des évènements correspond approximativement à ce qui serait déterminé par une simple loi causale ou par un ordre fortuit complexe ; ceci couvre, jusqu’à un certain point, ce qui arrive dans les expériences quotidiennes ou dans la physique classique. Quoi qu’il en soit, de telles approximations sont inadéquates à la compréhension des observations dans le domaine quantique et dans les sciences étudiant la conscience et l’essence de la vie. Ainsi, par exemple, différentes formes successives de vie sur l’arbre de l’évolution darwinienne se déploient sur un mode créatif ; on ne peut pas en rendre compte de façon adéquate, comme se développant à partir de formes les ayant précédées, simplement sous l’influence de la cause de l’effet.
La compréhension que David Bohm a de la biologie fait la soudure, à l’intérieur de la science newtonienne-cartésienne, entre la vie et la matière inorganique. Selon lui, le holomouvement est la source, non seulement de la matière inorganique, mais aussi de la vie. La substance inanimée représente une subtotalité relativement autonome dans laquelle la vie ne se manifeste pas de façon signifiante. La vie ne peut pas être expliquée à partir de la matière inorganique ; elles sont toutes deux abs-traites et dérivées secondairement d’une source commune, qui est le holomouvement.
Une situation similaire existe dans la relation à la conscience ; dans l’histoire de la philosophie, on a discuté pendant des siècles sur la nature et l’origine de l’Univers selon deux orientations majeures : les écoles idéalistes ont considéré la conscience comme l’élément primitif et expliqué la matière comme sa création ; les philosophies matérialistes ont défendu la primauté de la matière et considéré la conscience comme son épiphénomène. La science occidentale moderne a porté ce dernier point à un haut niveau de sophistication. Le modèle de Bohm transcende cet argument séculaire et offre une alternative inattendue : la conscience, y compris pensée, sentiment et volonté, a sa source dans l’ordre implié du holomouvement en même temps que la matière inorganique et la matière vivante. Cette nouvelle notion de plénitude intégrale transcende aussi la division cartésienne entre matière et esprit ou res extensa et res cogitans.
De cette façon, tous les éléments essentiels du cosmos – matière, vie et conscience – sont des projections émanées d’une base commune inconnue et inconnaissable : le holomouvement ; ceci a de profondes implications en ce qui concerne la connaissance humaine, y compris la science, et les possibilités d’une étude du monde indépendante et objective. La réalité est un processus caractérisé par un changement et un flux constant ; puisqu’il est absurde d’admettre que quoi que ce soit puisse s’extraire de ce flux et se tenir en dehors de lui, la connaissance humaine elle-même fait partie du holomouvement, elle en est une abstraction. Il n’existe aucune vérité fixée et inchangeable, puisque la réalité, comme la connaissance que nous en avons, sont des projections du même terrain commun.
La pensée humaine, en tant que telle, est une réponse active de la mémoire qui inclut des éléments intellectuels, émotionnels, sensoriel et somatiques dans un processus unifié et inextricable ; celle-ci ne fait que nous répéter quelques vieux souvenirs, ou bien recombine et organise leurs éléments en de nouvelles structures dynamiques. Il est impossible de créer quoi que ce soit qui soit nouveau dans son principe ; dans ce contexte, même la nouveauté est mécanique. Vue de cette perspective, la pensée est inséparable de l’activité physiologique, biochimique et électrique dans le cerveau. Il n’y a pas de raisons inhérentes qui fassent que la pensée soit pertinente et appropriée par rapport à la véritable situation qui l’évoque.
La capacité de créer quelque chose de nouveau et d’évaluer la pertinence des pensées dans un contexte particulier constitue la fonction de l’intelligence, une énergie qui est originale et inconditionnelle : la base de cette intelligence est à nouveau le flux universel du holomouvement ; il est inconcevable que ces opérations puissent être déterminées par les lois des formes définissables de la matière – particules élémentaires, atomes, molécules ou cellules – et les domaines ou ordres qu’elle-même puisse explorer et comprendre. En addition à ces opérations mécaniques, le cerveau peut donc aussi répondre à des impulses originaux créatifs venant du flux universel.
La compréhension bohmienne de la relation entre matière et conscience et la nature de la connaissance humaine est d’une grande importance pour la philosophie et la science ; toutefois, elle est d’un intérêt spécial en ce qui concerne la psychologie et la psychiatrie. Ici, le modèle de Bohm offre des possibilités entièrement nouvelles pour interpréter une variété d’observations révolutionnaires de la recherche moderne sur la conscience, dont la science traditionnelle newtonienne-cartésienne ne peut pas rendre compte. Ceci inclut des données de techniques expérientielles de la psychothérapie, le travail clinique avec les drogues psychédéliques, la recherche de laboratoire sur la conscience, les domaines de l’anthropologie, de la parapsychologie et de la thanatologie.
Plus spécifiquement, la théorie du holomouvement convient particulièrement à l’interprétation des expériences dites «transpersonnelles» qui ont été observées dans toutes les disciplines ci-dessus : dans ces expériences, qui se produisent dans les états non ordinaires de conscience, il est possible d’obtenir un accès expérientiel à de nouvelles informations appropriées sur différents aspects de l’Univers jusqu’ici inconnus dans cette matière. Ce qui suggère que, d’une façon jusqu’ici inconnue, l’information concernant l’Univers entier est impliée dans toutes ses parties. Il est intéressant de mentionner dans ce contexte que le neurochirurgien américain Karl Pribram a développé, indépendamment de David Bohm, un modèle du cerveau basé sur les principes holographiques.
Tout à fait remarquables sont les idées de Bohm concernant le langage ; il en souligne le rôle nocif et le rôle important dans l’obscurcissement de la vraie nature de la réalité. Le langage contribue à créer la fausse notion d’éléments statiques non changeants, dans un monde qui, par sa nature, est lui-même un processus dynamique ; en même temps, il soutient l’illusion d’entités séparées dans un monde de plénitude indivise. La clé du rôle instrumental du langage, qui nourrit la perception fragmentée du monde et la pensée en termes d’entités séparées interagissantes, est la structure verbe/objet des phrases qui caractérisent le langage moderne.
Bohm a développé un nouveau mode expérimental de langage (le rhéomode) qui insiste sur le processus de plénitude indivise en donnant une fonction basique au verbe, de préférence au nom. Qu’une future version du rhéomode soit véritablement utilisée dans la communication pratique à venir ou non, Bohm a certainement réussi à démontrer les pièges du mode ordinaire de langage. Le langage en usage aujourd’hui est clairement impropre à la discussion philosophique et aux questions scientifiques de propriété générale, comme les problèmes de vérité et de fausseté, parce qu’il traite la vérité comme un fragment séparé, fixé dans sa nature et enlevé à son contexte dynamique entier.
La façon fragmentaire que nous avons de percevoir, penser et agir comporte de sérieuses conséquences dans tout aspect de la vie humaine ; la fragmentation dans son essence est la confusion entre l’identité et la différence, et – pour reprendre les mots de Bohm – être dans la confusion en ce qui concerne ce qui est différent et ce qui ne l’est pas, c’est être dans la confusion au sujet de tout ; cela mène non seulement à une division artificielle et destructive de ce qui appartient à l’ensemble, mais aussi à une unification inappropriée et problématique des fragments ainsi créés. Ceci donne naissance à des groupes antagonistes divisés par la race, la nationalité, la religion, la politique, l’économie ou toutes autres caractéristiques.
Le résultat final d’un tel processus est la situation dont nous sommes si douloureusement les acteurs et les témoins dans le monde d’aujourd’hui, une crise globale qui, dans ses conséquences (possibilités d’holocauste nucléaire et pollution industrielle), met en danger la vie sur cette planète.
Pour triompher d’une crise aussi totale, qui a beaucoup de dimensions et de niveaux, il est impératif, suivant Bohm, de transcender la fragmentation dans la perception, la pensée et l’action. La pensée en termes d’unité – ce qui est nécessaire d’un point de vue pragmatique – doit être complétée par une acceptation en profondeur de la plénitude entière et indivise qui reconnaît la vraie nature de la réalité ; que le mouvement vers l’unité et la plénitude soit synonyme de «guérison», cela peut être illustré par une référence étymologique : le mot anglais santé vient d’une expression anglo-saxonne, hale, signifiant «entier».
Le livre de David Bohm, La Plénitude de l’Univers, contient un message d’une pertinence critique pour chacun de nous. La vision du monde où le bien-être de l’individu coïncide avec l’harmonie dans la société et avec l’équilibre écologique de la planète entière ne devrait plus être considérée comme une utopie idéaliste, mais comme un programme basé sur une compréhension profondément scientifique de la réalité, une vision qui doit être poursuivie pour peu que l’on veuille que la vie sur cette planète se perpétue.
Extraits de l’introduction par Stanislav Grof, du livre : « La plénitude de l’Univers » de David Bohm. Ed du Rocher 1987
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